Les 14 et 15 mars 2024, nous avons eu la chance de participer au SMX Paris et d’interviewer Rand Fishkin, fondateur de Moz et désormais de SparkToro, une société spécialisée en mesures d’audience pour les professionnels du marketing. Découvrez la vidéo de son échange avec Laura Blanchard (sous-titrée en français) et une retranscription écrite.
Ce qu’il faut retenir :
- Les sites sur lesquels les consommateurs passent du temps sont tout aussi, voire plus importants que les sites qui envoient du trafic “référent”. Il faut s’intéresser aux sites où les gens passent réellement à l’action, et pas seulement à ceux qui envoient du trafic ;
- Une bonne marque est absolument indispensable, car un site qui a une marque a son propre canal de recherche. Les internautes aiment, connaissent et font confiance à cette marque : c’est un investissement fondamental ;
- Investir dans les relations publiques est très important aujourd’hui, pour que sa marque soit citée à côté de mots-clés et d’expressions partout sur le web et donc, dans les réponses des LLM ;
- La qualité principale d’un marketer doit être l’empathie, pour réussir à comprendre ce que les gens ressentent quand ils font face à un problème que votre entreprise peut résoudre.
Retranscription de l’interview de Rand Fishkin
Laura Blanchard - Alors, la plupart d’entre nous, SEO, comme le sont nos lecteurs, nous te connaissons via WhiteBoard Fridays. Mais ce que tu ne sais pas, c’est que l’on s’est rencontrés à Londres au Search Love en 2014. Nous prenions une photo et tu nous as “photobombé” : j’ai la photo ici. Tu es là ! C'est un polaroïd. Mon ami qui était là, se disait “Je crois que Rand Fishkin vient juste de nous photobomber” Je me disais, “c’est pas possible, c’est pas possible !”. Nous avons secoué la photo et oh mon dieu, oui c’est lui !
Rand Fishkin - C’est incroyable ! Et ces cheveux !
LB - Eh oui, il y a 10 ans. Comment vas-tu depuis 2014? Donc depuis 10 ans.
RF - Beaucoup de changements. Sûrement, comme tout le monde. J’ai eu des années difficiles...
LB - J’en ai entendu parler oui...
RF - Mais aussi beaucoup de super années. Je crois que les dernières années de Moz pour moi ont été difficiles pour plein de raisons différentes. Mais quitter l’entreprise, même si j’avais peur de le faire, s’est avéré être une bonne décision.
LB - Es-tu fier de Moz ?
RF - Je pense que si tu m’avais posé la question il y a 4 ou 5 ans, je t'aurais dit non, que j’avais des regrets plutôt que de la fierté. Mais maintenant, avec du recul, oui je suis fier de tout ça. Je suis reconnaissant. Reconnaissant de l’avoir fait. Même si ces choses difficiles sont arrivées.
LB - Et du coup, SparkToro ? Avais-tu déjà l’idée ? Est-ce venu durant la nuit comme ça ? Tu t’es dit, “oh je vais créer ça” ? Est-ce que ça a pris du temps à construire ?
RF - Mes avocats et moi aimons dire que nous avons eu l’idée de SparkToro le 28 février 2018 à 19 heures. Et bien sûr nous avons mis en ligne le site cette nuit-là et tout publié le jour suivant.
LB - Bien sûr, tout en 24 heures !
RF - Mon co-fondateur Casey [Henry] travaillait sur un autre projet à côté qui était similaire à ce qu’on a finalement développé avec SparkToro. Ça a en quelque sorte formé la base de la technologie de l’entreprise, donc, c’était très pratique. Lui et moi nous nous connaissions depuis des années, donc... C’était quand même fou, c’est juste 3 personnes qui forment SparkToro. Pour les Américains, nous ne travaillons pas beaucoup. Nous sommes plus comme les Français. Nous avons beaucoup de vacances, nous ne faisons pas plus de 35 heures.
LB - Même équipe !
RF - Ouais ! Et ça fonctionne très très bien ! Tu sais, Amanda [Natividad] aussi, tous les trois, nous passons de très bons moments à travailler ensemble et passer du temps ensemble. Et l’entreprise va plutôt bien, nous avons environ 1300 clients et pareil au niveau des abonnés. Ce qui est bien ! Et nous n’avons pas besoin de grandir comme Moz le devait. Nous n’avons pas d’investisseurs.
LB - Tu es passé du SEO aux études de marché, mesures d'audience ? Est-ce que tu as fait ça parce que tu penses qu’il manquait quelque chose (au marché du marketing) ?
RF - Je pense, pour beaucoup de raisons. Une des raisons étant que j’avais une clause de non-concurrence avec Moz donc je ne pouvais rien faire dans le domaine du SEO, jusqu’à l’année dernière.
LB - Si tu avais pu, tu l’aurais fait ?
RF - Je ne pense pas. Ça aurait été méchant. Je ne l’aurais probablement pas fait. Mais aussi parce que mon impression du secteur de l’analyse d’audience c’est qu’il était totalement injuste que si tu es une grande entreprise tu peux dépenser des centaines ou des milliers de dollars pour faire de l’analyse d’audience de haute qualité, sophistiquée, pour acheter, tu sais, de la data : data des réseaux sociaux, data du search, data de trafic, outils de clickstream. Tu pourrais aller voir quelqu'un comme Brandwatch. Ils ont des offres entreprise très robustes mais il n’existait pas d’outil qui aidait les petites entreprises avec l’analyse d’audience. C’est vrai. Et ça, tu vois, c’est ce que je voulais faire avec Moz, avec le SEO aider tout le monde sur internet.
LB - Et tu en as parlé aujourd’hui, avec les graphiques et je l’ai vu sur Twitter. Est-ce que tu veux bien en parler un peu car les gens qui nous écoutent n’en n’ont pas tous entendu parler ?
RF - Ok. Donc, il s’agit d’une étude, que je viens de publier, montrant la différence entre l’endroit d’où provient le trafic web, spécifiquement le trafic référent. Si vous deviez aller dans votre Google Analytics et que votre données étaient correctes, vous verriez, en moyenne, que Google envoie la majeure partie du trafic référent et puis quelques autres moteurs de recherche, Bing et DuckDuckGo et puis beaucoup de réseaux sociaux : Facebook et LinkedIn et Twitter et Reddit. Reddit est classé assez haut, YouTube est assez haut aussi.
Mais ce n’est pas la même chose que là où les gens passent du temps. Ce n’est pas la même chose que là où les gens s’informent sur des sujets, sur les marques, sur les problèmes qu’ils ont, sur comment trouver des solutions à ces problèmes. Cela se passe sur beaucoup plus de sites web. Et donc j’ai aussi représenté ça dans un graphique. Donc, essentiellement : un diagramme qui montre d’où provient le trafic référent. Et l’autre qui montre où les gens passent du temps. Et les 2 sont fondamentalement différents.
Mais les marketers ont, pendant trop longtemps, investi dans le premier. Nous nous intéressons uniquement à celui qui nous envoie du trafic et non à celui où les gens passent en réalité à l’action. Pour moi c’est comme si, imagine, nous étions des marketers en 1965, et que la seule forme de marketing à laquelle on croyait c’est le porte à porte. Car c’était le seul levier auquel l’attribuer (l’engagement). On ne ferait pas de publicité extérieure, pas de guérilla marketing, on n'organiserait jamais d’événement, on ne ferait pas de branding, c’est absurde.
LB - Il y a une source qui est intéressante : c’est le trafic des outils de productivité. Personne n’en parle, Slack et tout le reste. Et Copilot qui vient d’arriver aussi.
RF - Slack, Copilot, Office, Excel... Si on regarde bien, le marché des outils de productivité représente 25 à 30 sites web différents qui représentent tout le secteur et ils sont tous dans le Top 170 des sites les plus visités.
LB - Il faut en faire quelque chose !
RF - Les gens commencent à parler d’OpenAI et ChatGPT et comment ils peuvent être trouvés à partir de GPT4, surtout avec les liens de sources.
LB - Je ne voulais te poser aucune question à propos de l’IA mais c’est toi qui a commencé, alors, comment tu l’utilises aujourd’hui?
RF - Personnellement j’utilise beaucoup ChatGPT pour... des fonctions manuelles fastidieuses pour lesquelles j’aurai eu recours à un professionnel ou autre pour ne pas y passer des heures moi-même. Donc classer et organiser la data sont mes principales utilisations. Je l'utilise aussi parfois pour explorer un sujet, où j’ai du mal à trouver des infos sur Google, à cause du fonctionnement intrinsèque du moteur de recherche.
Je l’ai un peu utilisé aussi pour la présentation d’aujourd’hui. J'ai demandé à ChatGPT de me trouver plus d'histoires de gens qui coupent leurs dépenses publicitaires et de voir de meilleurs résultats. Pour être honnête, il n’était pas très bon à ça mais il m’a trouvé quelques références après plusieurs essais de prompts.
LB - Ah oui parce que tout à l’heure, tu as dit que tu ne lui faisais pas si confiance pour la classification des sources de trafic. Donc je comprends.
RF - Je pense que c’est bien quand tu traites des dizaines ou des centaines de milliers de classifications et que tu as seulement besoin, si c’est 2% ou 3% d’erreurs, ça ne fait pas une grande différence. Mais si tu travailles sur un plus petit fichier, celui-là c'est quelques centaines de sites, la classification manuelle fait plus sens. Je ne veux pas classifier accidentellement YouTube dans Réseau Social alors qu’en fait je le veux dans Audio & Multimédia.
LB - Parfois, le faire manuellement c’est pas plus mal.
J’ai un petit jeu pour toi, je l’ai fait hier avec Sam Tomlinson que tu connais sûrement. Donc, je vais te donner des concepts que tu vas devoir noter sur une échelle de 0 à 5, 5 est le plus grand, au niveau de leur importance sur le marketing digital. Donc, ChatGPT ?
RF - 2,5.
LB - 2,5 c’est bien ! Les cookies tiers ?
RF - Pour le marketing digital dans son ensemble, probablement 3 mais si tu fais beaucoup de pub et de reciblage c’est probablement un 5.
LB - Oui je comprends bien. TikTok ?
RF - Je pense que c’est hors sujet pour les marketers. Je dirais 1. Je pense que si vous êtes une marque B2C ou dans un secteur de consommation bien précis TikTok peut valoir le coup. Je pense que les enfants veulent juste se voir danser. Je ne suis pas sûr que ce soit le levier marketing dans lequel j’investirais.
Tu sais que les US réfléchissent à le bannir [TikTok], la Chambre des représentants vient juste de voter en faveur de l’interdiction. Le président Biden a dit qu’il signerait son interdiction si ça passe au Sénat. Je pense qu’il est fort possible que les autres pays occidentaux suivront et diront : “c’est une opération à haut risque, peut-être que nous ne devrions pas”.
LB - On attend toujours que les US suivent la RGPD et nous attendons toujours…
RF - Vous allez sans doute attendre longtemps.
LB - Oui je pense. Google SGE ?
RF - Je pense que c’est probablement un 4.
LB - User Generated Content ?
RF - Pour tous les marketers, peut-être 1 ou 2. Mais si tu es quelqu’un qui a une plateforme avec déjà beaucoup de UGC, c’est probablement un 5.
LB - Je suis d’accord. Durabilité ?
RF - Je pense que la plupart des marketers ne mettraient même pas un 1.
LB - Je suis bien d’accord avec toi. C’est ce que Sam a dit. Sam a dit que ça devrait être un 5 mais c’est un 2. Fake news et fact-checking ?
RF - Je dirais un 3, et la raison pour laquelle je pense que c’est important pour les marketers et même si nous ne sommes ne travaillons pas dans le secteur de l’info, est parce que les canaux publicitaires et les canaux marketing et la façon dont l’algorithme favorise le contenu sont drastiquement affectés par la façon dont ces plateformes sont détournées par les individus, les pays et les gouvernements qui veulent manipuler l’opinion publique.
Et donc en tant que marketer, je pense que tu dois faire attention à la façon dont ces abus se produisent et pourquoi c'est efficace et ce qui fonctionne et ne fonctionne pas. Parce que beaucoup de fois vous pouvez tirer parti de ces mêmes tactiques ou éviter les mêmes problèmes.
LB - Notoriété de marque ?
RF - J’adore la marque. Honnêtement, je pense que la plupart des marketers diraient 1 mais ça devrait être un 5. La marque est la façon dont SparkToro réussit. Si tu regardes notre trafic, nos inscriptions, nos abonnés… Ce n’est que de la marque. Notre trafic de recherche est presque nul. Et tout le trafic que nous obtenons provient de la marque exclusivement. J’aime bien ça !
Pour moi ça veut dire que nous avons notre propre canal de recherche. On ne peut pas nous passer devant. Même si on nous passe devant, les gens vont scroller jusqu’à ce qu’ils nous trouvent, car c’est notre marque qu’ils cherchent. Ils nous aiment, nous connaissent et nous font confiance. Pour moi, c’est un gros investissement. Le problème c'est que les marketers en ligne et les marketers en général n’ont souvent pas le contrôle sur toutes les choses liées au Branding. Nous en sommes responsables, mais nous ne le contrôlons pas entièrement. Et c’est très frustrant.
Ce qui fait de la marque ce qu’elle est, c’est la confiance, la fiabilité et la qualité des produits et la commercialisation des produits. C’est la rapidité de livraison, la facilité du retour, ce que les gens disent de toi sur les réseaux...
LB - Il y a beaucoup d’aspects, ce n'est pas juste des couleurs, un logo... Confidentialité des données ?
RF - Personnellement, je m’en fiche. Ça ne veut pas dire que les marketers ne doivent pas en tenir compte, tu dois prendre en compte les lois, les réglementations. Tu dois prendre en compte ce que les plateformes te permettent ou non de faire. C’est un problème ? Oui. Est-ce que je pense que la confidentialité des données est importante ? Non, pas vraiment…
LB - Et le dernier est : l’influence des IA ?
RF - Aujourd’hui, c’est probablement un 3 mais ça va devenir un 4 ou 5 car, mon intuition, c’est que quelque part, dans les 5 ou 15 prochaines années, les LLM et les autres technologies aux infrastructures similaires alimenteront la plupart des plateformes de découverte du web, et elles auront un impact énorme sur ce que nous déciderons de faire. C’est un peu la même chose que ce qu’était le machine learning, il y a 10 ans. Si tu n’étais pas calé sur le fonctionnement du machine learning et que tu ne comprenais pas ce qu’il allait se passer avec toutes ces plateformes, tu serais passé à côté.
Et aujourd’hui ce sont les LLM. Ça façonne internet. Et je pense que, par exemple, comprendre que si votre marque est citée à côté de mots-clés et expressions par des tiers partout sur le Web, de manière régulière, vous allez très probablement apparaître dans des résultats où les gens font des recherches autour de ces termes dans les chats et questions qu’ils posent aux LLM.
Et donc, je trouve ça très étonnant qu’il n’y ait pas plus d’entreprises qui investissent dans les Relations Publiques en ce moment. Parce que, je peux te dire très honnêtement, c’est une grande partie de ce que nous faisons chez SparkToro : c’est de s’assurer qu’à chaque fois que quelqu’un parle d’analyse d’audience sur internet, SparkToro est mentionné de quelconque manière que ce soit.
Une grande partie des analyses que je produis, je ne le fais pas pour générer des conversions ou des clics, mais parce qu’elles vont être citées par des sources qui, je le sais, seront reprises par, à la fois, la manière dont Google traite les infos via les liens et les sources, et par la manière dont les plateformes vont utiliser les LLM à l’avenir.
LB - Oui je suis d’accord avec toi ! Dernière question, il semble que la créativité a toujours été quelque chose que tu essayes de développer depuis toutes ces années que je te connais. Quelles autres qualités faut-il pour être un bon marketer selon toi?
RF - L’empathie. Je pense que tu dois te mettre à la place de quelqu’un d’autre et comprendre le ressenti qu’ils ont quand ils font face à un problème que ton entreprise ou toi, en tant que personne, peut résoudre. Malheureusement, ce n’est pas une qualité que les cours de marketing enseignent. Je ne pense pas que les écoles soient douées pour l’enseigner. Je ne suis pas sûr que nos parents aient été bons à nous l’enseigner non plus. Je pense que si tu peux être quelqu’un qui se soucie vraiment des autres et que tu peux imaginer les problèmes qu’ils aimeraient que tu résolves, tu peux avoir une magnifique carrière et beaucoup d’impact.
LB - C’est une super réponse. Merci beaucoup Rand !